Frédéric CHOPIN (1810-1849), 24 Préludes op 28
(Roger Muraro, mercredi 9 août, église Saint-Etienne, Vallouise-Pelvoux)
1. En do majeur. Agitato
2. En la mineur. Lento
3. En sol majeur. Vivace
4. En mi mineur. Largo
5. En ré majeur. Allegro molto
6. En si mineur. Lento assai
7. En la majeur. Andantino
8. En fa dièse mineur. Molto agitato
9. En mi majeur. Largo
10. En do dièse mineur. Allegro molto
11. En si majeur. Vivace
12. En sol dièse mineur. Presto
13. En fa dièse majeur. Lento
14. En mi bémol mineur. Allegro
15. En ré bémol majeur. Sostenuto
16. En si bémol mineur. Presto con fuoco
17. En la bémol majeur. Allegretto
18. En fa mineur. Allegro molto
19. En mi bémol majeur. Vivace
20. En do mineur. Largo
21. En si bémol majeur. Cantabile
22. En sol mineur. Molto agitato
23. En fa majeur. Moderato
24. En ré mineur. Allegro appassionato
Élaborée entre 1836 et 1839, cette suite d’instantanés musicaux, la plupart se situant entre une demie minute et deux minutes, constitue peut-être la plus haute manifestation du génie de Chopin. Évoquant ces compositions « d’un ordre tout à fait à part », où « tout semble de premier jet, d’élan, de soudaine venue », Liszt ne s’y trompa pas, qui y voyait « la libre et grande allure qui caractérise les œuvres de génie ».
C’est pendant le sombre séjour à Majorque, on ne le sait que trop, que le musicien acheva la réalisation de cet ensemble unique en son genre, constitué de pièces d’une variété inouïe réunies en une mosaïque tout à fait cohérente. Du coup, on n’a pu s’empêcher de donner à certains préludes, comme les sixième et quinzième, dits « de la goutte d’eau », une explication imagée en rapport avec un épisode bien précis dudit séjour, en se fondant en l’espèce sur un écrit de George Sand évoquant les hallucinations nocturnes de Chopin au fond de sa cellule de la chartreuse de Valdemosa. Et l’imagination de certains s’est enflammée jusqu’à affubler d’autres préludes de titres aussi absurdes que ridicules (« Attente fiévreuse de l’aimée », « Désir de jeune fille », « Elle m’a dit je t’aime », « Du sang, de la volupté, de la mort »…).
Certes, ces préludes opus 28, qui sont peut-être l’œuvre la plus sombre de Chopin, sont « pleins d’allusions, de souvenirs ou de réminiscences, mais plus qu’un commentaire ou qu’une image, c’est la pensée intime de leur auteur, ses états d’âme ou ses aspirations qu’il faut essayer d’y saisir. »
Surtout, il ne faut pas oublier que, pendant les années où il travaille à ces étranges préludes qui ne préludent à rien, Chopin se nourrit intensément de Bach, faisant plus que jamais du Clavier bien tempéré son pain quotidien. Or Bach est pour lui « une référence, un recours contre la tentation du faux lyrisme, le maître de l’économie formelle. Dans ses 24 préludes, il se souvient très librement du Clavier bien tempéré. Il ordonne les pièces selon le cycle des quintes, de plus en plus de dièses puis, dans les tons bémolisés, de moins en moins de bémols, chaque prélude dans un ton majeur étant suivi d’un prélude dans son relatif mineur, mais propose en réalité un microcosme de ses styles, de ses humeurs. Il cherche à rendre chaque pièce aussi imprévisible et asymétrique que possible par rapport à la précédente (on y trouve des « nocturnes », des « études », une esquisse de mazurka, une autre de marche funèbre, quelques pièces complètement inclassables, au caractère sauvage et douloureux).
Ce grandissime opus 28, qu’il faut absolument entendre comme un tout, réunit au plus haut niveau trois qualités essentielles : inspiration sans faille ; parfaite fusion entre le fond et la forme ; et, bien sûr, variété exceptionnelle. Il est d’ailleurs remarquable que Chopin ait pu maintenir tout du long une suite de contrastes aussi marqués entre deux préludes successifs. Le prélude n° 13, par exemple, qui s’apparente à un nocturne, apporte le calme après la tempête du n° 12, avant d’être contredit par le n° 14, course pathétique annonçant le finale de la Sonate funèbre. De même, l’ouragan terrible du prélude n° 16, où l’on retrouve la folle véhémence des ballades, intervient comme un violent éclair entre deux préludes aux sentiments infiniment profonds et poétiques. De même encore, le prélude n° 18, zébré d’éclairs et agité de coups de tonnerre, précède l‘ondulation joyeuse d’un n° 19 fantasmagorique, à laquelle va succéder, dans le n° 20, la tragédie contenue d’une brève marche funèbre.
À tout cela s’ajoute une dimension qui a certainement sa part dans la réussite miraculeuse de ces trente-cinq à quarante minutes de musique, c’est l’alchimie subtile régissant la distribution du temps musical, entre impressions fugitives et pages de plus grande ampleur. Parmi celles-ci, outre le célèbre Largo en mi mineur (n° 4), qui est comme l’écho d’une souffrance maîtrisée, les « sensibles » éliront peut-être en tout premier ceux de ces préludes qui, tout en évoluant dans des tonalités affectives assez diverses, ont peu ou prou un caractère de nocturne (n° 13, 15, 21), ou encore le n° 17, quintessence de « romance sans paroles » qui faisait tant l’admiration de Mendelssohn. Ils se laisseront tout aussi bien accrocher par d’autres moments forts où, dans une forme souvent apparentée à celle des études, on retrouve les emportements dramatiques des ballades : les préludes n° 8, 12, 16 ou, bien entendu, le terrible n° 24, qui clôt le recueil dans la fièvre, la violence et le désarroi et, comme l’écrivait André Gide, se conclut « dans une épouvantable profondeur où l’on touche le sol de l’Enfer ».
Mais à quoi bon chercher à mettre en exergue telle ou telle partie d’un tout qui, avec ses ineffables moments de lumière ou de tendresse, prend toute sa valeur dans la force combinée de ses vingt-quatre épisodes.
En quelques lignes, Camille Bourniquel a parfaitement exprimé l’importance de cet opus 28 : « Chopin a fait ici le recensement le plus vaste de ses pouvoirs, de ses mobiles et de ses tentations, mais sans étalement, sans redites, sans complaisance aucune, aboutissant chaque fois à la quintessence de soi-même, et plus que nulle part ailleurs "reconnaissable jusque dans les pauses et les silences" (Schumann) »
Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte - Les œuvres de Frédéric Chopin